Le dormeur de la voie publique

Installation photographique, 37 x 70 cm, exposition "Stock en stock", galerie Aperto, Montpellier, 2006.

J’ai lu récemment un article intitulé "Prohibido morirse" dans El País, qui rendait compte de la situation d’une ville du Brésil où, ne sachant plus où enterrer les morts (cimetière saturé/ espace naturel protégé de la zone/ impossibilité d’en créer de nouveaux), le maire en est venu à formuler une nouvelle loi, interdisant aux citoyens de sa ville d’y mourir (on envisage de sévères sanctions pour les personnes n’y obéissant pas, bien que la peine de mort soit exclue). Le but de cette décision, absurde mais prise de façon très sérieuse étant d’attirer l’attention, d’espérer une réaction d’un pouvoir supérieur.

J’ai associé cette histoire savoureuse à notre problématique du stock, car elle butte sur une façon matérielle de le considérer. Même s’il est difficile d’envisager un cimetière comme un stockage, c’est le lieu d’un certain dépôt. Tout stock matériel est lié à l’espace (sa limite) et le sature au fur et à mesure qu’il s’amplifie. Cependant j’ai envie d’en prendre en compte un autre dont la sauvegarde justifierait aussi l’interdiction de mourir. Il s’agit d’un stock immatériel, apprécié à sa juste valeur dans cette phrase d’un tango de Borges : Ahora esta muerto y con el, cuanta memoria se apaga… (Maintenant il est mort et avec lui, que de mémoire s’éteint).

Pour en venir à nos préoccupations artistiques, je dirais que chaque artiste gère aussi ces deux stocks (matière et mémoire) qui lui permettent de faire une œuvre qui puisse tenir tête à sa propre mort. L’œuvre sauvegarde la mémoire et élimine de la matière. Il faut se débarrasser de ce qui encombre, choisir, avant de montrer. Et ce que l’on montre est sensé contenir une somme insaisissable, d’apprentissages et d’autonomie, de gestes, d’univers, de parcours, d’années, qui définissent un regard.

Ainsi l’espace que propose Aperto aux artistes auxquels il a demandé de se confronter à la thématique du stock est double. D’une part c’est l’espace où se réaliser un stockage (ensemble d’étagères industrielles destinées au rangement, à l’accumulation), avec cette volonté d’y faire entrer un grand nombre d’artistes divers, mis tous au même niveau par la condition identique de ce dépôt d’une œuvre. D’autre part, l’espace réel dont chacun de nous disposons (40x90x45cm) me semble, tant il est restreint par rapport à un espace habituel de monstration, pouvoir contenir plus d’idée que de masse, et être éventuellement l’écrin d’une miniature, d’une essence, d’une chose précieuse. Ces soixante étagères ainsi investies constituent finalement un lieu multiple, que j’imagine comme une agglutination de solitudes, coexistantes et qui s’écoutent, se répondent les unes aux autres.

Cet espace imparti à chacun, où il semble que nous nous soyons à (quelques refus près) tous rangés plutôt volontiers, me paraît être celui d’une boîte parmi d’autres boîtes, contenant nos tentatives d’exister.

Memoria, Agnès Fornells, janvier 2006. (Texte pour le catalogue de l’exposition Stock en stock)